Les hétérotopies  féministes : espaces autres de création.[1]

 

Résumé :

Qu´est-ce une hétérotopie féministe? à partir d´une expérience matérielle spécifique, d´un lieu de parole donné et daté, les femmes/féministes créent un espace autre de fluidité, de critique et de modification de leurs auto-représentations et des représentations sociales/ sexuées, où l´identité est mouvance, l´être et l´action politique ne sont que transformation

Mots-clefs: hétérotopies, féminismes, expérience, créativité.

 

 

Malgré leur diversité d´approches, tous les féminismes semblent avoir un objectif en commun  :  celui de changer la face du monde, changer les pratiques sociales, à commencer par celles qui sont considérées fondamentales : les relations entre le féminin et le masculin. Mais les actions et théories féministes  seraient-elles une utopie ?  «    Utopie - description d´un lieu ou d´une situation idéale, chimère, illusion. »  Qu´est-ce qu´une utopie féministe ? de quelle société rêvent les théories et les mouvements féministes, quels tons colorent un  horizon utopique porteur de tant d´espoirs, et que tant de langages expriment ?

Mais , en fait, qu´est-ce le féminin et les féminismes, lorsque nous parlons des femmes réelles, dans des situations spécifiques, dans le temps et dans l´espace ?

 Mon discours ici, ne prétends que poser des questions et des jalons d´analyse ; je ne cherche pas des réponses définitives, pas plus que le tracé d´un chemin qui mènerait aux lieux idéaux. Je me trouve plutôt à l´orée des sentiers et je délimite mon lieu de parole, ma place en tant qu'être-dans-le-monde  au- delà des images habituelles, des catégories censées nous démarquer un espace d'action, qui sont présentes, néanmoins  marquées d´un point d´interrogation : femme ? latine ? blanche ? hétérosexuelle ? homosexuelle, pauvre, riche?    En ce faisant, je me rends compte du sens illusoire de ces mots, car ailleurs   je ne suis peut-être pas blanche, j´appartiens à des classes différentes selon la géographie de mon déplacement et nulle part je ne me définis pas par des pratiques sexuelles. 

Je ne me considère pas post-coloniale, malgré le fait que j´utilise une langue européenne dans mon pays américain. La nationalité ne peut pas me définir, car je n´arrive pas à discerner sur quels traits je dois m´appuyer pour dire «  je suis brésilienne. » Quelles sont ces racines (existeraient-elles) qui délimitent la «  culture » dont je pourrais revendiquer mon appartenance ? Indiennes, africaines, portugaises , le classique mélange brésilien? Ou bien alors suis-je une « mestiza »,   creuset des sangs européens, anglais, espagnol et allemand ? Puis-je vraiment parler de la nationalité du sang, avec ce teint basané et ce nom anglais? 

Je ne suis  au « centre » ni des féminismes, ni de l´économie mondiale, mais je ne suis pas non plus un sujet de la «  diaspora »  post –coloniale, ce sujet qui selon  Spivak, revendique une spécificité culturelle. (Spivak, 1994)

 Je constate que ma position de sujet change à tout moment selon l´endroit où je me trouve, la place sociale qu´on m´accorde ou que je prends ; je vérifie ainsi que je ne suis pas un sujet cohérent ou défini,  puisque mes contours se dessinent sous les lumières des regards qui me rendent visible et par l´image de moi que je construis, que j´accepte et intériorise.  

Si je me présente en tant que  sujet « femme », « féministe »,je ne suis, cependant,  qu´ un amas de failles et de questions ; mais je prétends penser le  réel à la recherche des rouages qui sont  toujours en train de produire des «  évidences » univoques malgré irréductible multiple, et l´ infinie polysémie des êtres. En effet, nous vivons dans une réalité construite par les valeurs, les pratiques et les énoncés qui l´instituent. Les racines ne sont pas là, lorsque le regard insiste à les débusquer : mon prétendu « être profond » n´est que changement, une position de sujet attachée à un lieu social de parole, avec ses significations et ses représentations du monde.

Ce moi en transit est forgé dans le creuset des  institutions et les pratiques sociales qui lui donnent un profil et un nom : ce « Je » , que je revendique en tant que sujet- femme / féministe est celui qu´on m´accorde et pour lequel je dispute une place au soleil.  « Moi », cet ensemble de doutes sans racines, s´actualise dans un « je » social, genré, doté d´un corps, marqué d´un sexe, créé  par les «  technologies de production du genre » ( de Lauretis,1987), celles qui ré-citent et re-produisent les défauts, les devoirs et les limitations du féminin au sein des relations sociales.

Dans ce sens, l´identité de genre «  femme »  devient possible et intelligible lors de la propre institution du « moi » en tant que « je ». J´appellerai «  techniques de moi » le processus par lequel je m´assujettie à  cet assemblage de pratiques et de représentations... ou pas. « Je » et «  moi » s´imbriquent pour créer une identité, pierre angulaire des recherches féministes, catégorie d´inclusion sociale par laquelle je peux dire enfin « je suis » : je suis une femme, un sujet social, l´expression d´un genre, un corps biologique, une brésilienne, j´ai besoin de visas pour voyager dans le monde, j´ai une place assignée,  mais cette identité m´est  imposée, car  je suis une déracinée, une construction, une rupture.

J´assume une identité, je la monte comme un jeu et la présente comme un tout cohérent et fini. Je conserve cependant, la perspective de la «  Bandita » (Singer, 1992), celle qui prend et utilise les sens qu'elle veut, dans l´univers des sens

; je déjoue donc  ici les significations identitaires, je dévoile les mécanismes de leur production et ricane sur la fatuité des « évidences » et des vérités définitives. Je suis aussi la «  mestiza » de Analdúa, celle «  qui  re-interprète l´histoire et, utilisant de nouveaux symboles, crée de nouveaux mythes » ( Anzaldua ,1999:104),  celle qui se produit comme [...]  une créature des ombres et une créature des lumières, mais aussi une créature qui questionne les définitions de lumière et d´ombre et leur donne de nouvelles significations.(idem :103)

En tant que féministe, comment puis-je changer le monde sans changer les représentations de moi-même, de l´image que je vois et que j´assume comme étant mon être ? Je me trouve ici, face aux technologies sociales de production de genre et les techniques de moi qui s´imbriquent pour forger une expérience singulière et c´est sur ces registres – qui ne font qu´un- que je vois le travail d´une féministe.

Lorsque je théorise donc, au-delà de la production d´une « connaissance située » -dont parlait déjà Christine Delphy( 1970) par rapport au féminisme dans les années 70 - ,  je me trouve au sein d´une expérience concrète de femme et de féministe- troublée par le manque de repères qui m´assignent une place  identitaire, dans laquelle je ne puis me reconnaître.

Teresa de Lauretis conçoit l’expérience comme un  processus qui construit la subjectivité  de façon sémiotique et historique , et la définit comme étant « un complexe d´habitudes qui résultent de l´interaction entre le  monde extérieur « outer world" et le monde intérieur "inner world", un engagement continu du sujet dans la réalité sociale. (de Lauretis, 1984 : 182). Cette relation qui mène à l´assujettissement ou à la résistance  est nommé semiosis par de Lauretis : cette catégorie pourrait ainsi essayer de rendre compte des tensions lors de la construction d´un sujet et de son expérience singulière. Nous avons ici donc, un sujet  éclaté, agent et proie des processus de sa propre institution par les techniques de moi et les technologies de production du genre, dans une expérience marquée par l´espace et le temps qui le constituent et le nomment.

On ne peut négliger l´ expérience particulière d´une femme et des femmes dans un social spécifique pour penser l´action féministe, les objectifs des féminismes . Mais si nous sommes des êtres singuliers, quel élément peut lier nos destins, créer des solidarités et finalement des mouvements de femmes?[2] Qu´avons-nous en commun dans cette assemblée - des personnes dissemblables  en tout, reliées par deux catégories : francophonie et féminisme?  Le sexe biologique ne peut servir de soudure, puisque nos corps sexués ne sont pas égaux, produits de configurations sociales et d´assujettissements les plus diversifiés. Notre biologie est façonnée selon l´importance accordée au sexe et à la sexualité dans nos expériences singulières . 

 Si le cadre de l´expression linguistique dépasse les frontières des nationalités et peut créer des liens, il n´en reste pas moins que le sujet  «  femme », objet des féminismes,  n´est que dispersion.   Mais les féminismes n´ont pas de mal à trouver leurs référents et leur objet si l´on se penche sur  des sujets nommés « femmes »,  « femmes » créées comme telles par les  représentations sociales et politiques. Nous sommes, en tout cas , objets de nos propres réflexions.

La question n´est plus, «  qu´est-ce qu´une femme ?»,  une identité qui pourrait nous rassembler, mais :  quels sont les mécanisme producteurs des personnes désignées par le terme « femmes »? La question est donc, comment s´organisent les relations sociales et les images humaines, comment leurs corps biologiques sont produits en tant que corps sexués, par les représentations et l´imaginaire des formations sociales. Et par conséquent, comment leur  genre assigné produit-t-il  leur sexe, leur sexualité et leur lieu de parole et d´action, car, comme le souligne Judith Butler,

« […] gender is not to culture as sex is to nature;gender is also the discursive/cultural means by wich ‘ sexed nature’ or a ‘ natural sex’ is produced and established as ‘ prediscursive’ , prior to culture, a politically neutral surface on which  culture acts » ( Butler,1990 :7)

Déjouer les mécanismes politiques de la construction de cette différence en leur spécificité, les féminismes n´ont pas cesser de le faire malgré leurs dissensions théoriques. Les argumentations biologiques, qui ont institué des corps définis en sexe et sexualité binaires,  s´effondrent lorsque nous observons les valeurs et les significations  sociales qui définissent leur importance symbolique.

 En tant qu´historienne, je dénonce l´histoire binaire des relations sociales, qui ne fait qu´entériner un essentialisme reproductif. En fait, encore faut-il qu´un système sexe / genre soit mis en place pour qu´il prenne une importance majeur. Je veux dire que l´agencement des relations humaines n´est binaire que par l´implantation politique de la différence, sur l´axe d´un biologique annoncé  incontournable. L´anthropologie ne cesse de nous montrer le multiple, la biologie nous indique des articulations génétiques bien au-delà du binaire, mais les représentations sociales du «  féminin / masculin »  soutiennent un discours et un ordre, marqués par la différence sexuelle et ses caractéristiques.  Une certaine histoire ne passe pas uniquement sous silence, la présence et l´action des femmes : elle impose certains cadres théoriques d´analyse qui oblitèrent la portée du regard, comme celui de l´hétérosexualité inexorable ou la division de l´espace social en  public / privé , si bien analysé par Adrienne Rich(1981) et  Colette Guillaumin(1988).

En effet, le processus politique de différenciation sexuelle (comme l´ont montré les féministes des années 70) qui produit une logique sociale/sexuée binaire,  a pris des proportions mondiales à partir des colonisations  du  XVIe siècle. Les représentations sociales des colonisateurs, leurs valeurs et leur force matérielle ou économique ont transformé les relations sociales des pays occupés et  ont construit ainsi un récit, sans cesse répété,  basé sur la domination des femmes par les hommes dans toutes les sociétés, en tous les temps. Le cas des indiens brésiliens en est exemplaire et peut-être plus encore celui des «  amazones » brésiliennes, femmes guerrières dont les représentations dangereuses pour l´ordre androcentique ont été rapidement renvoyées à la dimension du mythe par le discours des historiens.( Navarro-Swain, 1999)

   Il est vrai que les occidentaux n´ont pas inventé l´oppression.  Mais  l´homogénéisation des relations sociales/ sexuées exprimées par l´universalisation d´un système sexe / genre binaire et hiérarchisé ne fait que cacher les expressions de la diversité : c´est ainsi que même l´histoire des femmes perd la perspective du possible des relations et des échanges sociaux.

Si le présupposé reproduction / hétérosexualité  n´est pas pris comme fondement axiomatique, il n´existe aucune raison – à part l´imposition des valeurs -pour que la différence des sexes biologiques s´établisse  comme l´axe de l´organisation sociale. En effet, il n´est pas du tout nécessaire que toutes les femmes procréent pour que l´espèce se perpétue.  Le possible en histoire suggère que le social n´a pas de règles immuables et cette prémisse ouvre l´espace aux multiples .

Ainsi, que ce soit aujourd´hui ou dans les plis de l´histoire,  la dénomination   « femmes »  désigne non pas un ensemble d´individus, mais une place au sein des relations politiques et symboliques qui leur donnent un visage et un sens.

Nos perceptions  du monde sont articulées par la grille de nos représentations qui installent les valeurs et les significations : ce qu´il nous faut c´est peut-être une « orthopédie » ( Foucault, 1976 :40) de l´image de l´humain, au-delà de l´assujettissement aux récits, récits qui ont créé un schéma de relations binaires  pour les derniers 40 000 ans d´histoire humaine.

Si les féminismes se sont multipliés sur des axes et des catégories différentes eu égard aux femmes - égalité, système sexe/genre, reproduction, différence sexuelle, travail, classe, race et bien d´autres - on peut percevoir, aujourd´hui, une emphase analytique particulière  donnée aux  matrices d´intelligibilité qui produisent à la fois les significations sociales  et  les relations sociales elle-mêmes.
C´est ainsi que les théories féministes se penchent  sur la déconstruction des notions de  corps et de sexe biologique en tant que superficie d´évidence, superficie  pré-discursive d´inscription sociale de l´humain.      L´exercice de la sexualité basé sur le sexe biologique -hétérosexualité-  est encore considéré comme un signe fondamental  d´identité : c´est ici  qu´on y  trouve l´un des mécanismes de partage et d´assujettissement de l´humain aux normes sociales, sous couvert d´un biologique «  naturel ».
En effet, l´importance donnée á la sexualité, devient le socle du pouvoir social sur les corps qui, en les moulant femme et homme,  leur confèrent une identité fictive binaire et surtout hiérarchisée. L´utopie féministe de nos jours serait-elle un espace humain  où les corps et les désirs se retrouveraient libres de l´esclavage du sexe et de la sexualité, définie par la norme et la représentation sociale ?

Mais l´utopie  est marquée par la connotation de l´impossible ; pourquoi l´hétérotopie ne serait-elle pas un espace autre , libertaire,  où les êtres se nommeraient et se construiraient au fur et à mesure de leur vie à partir d´autres paramètres, d´autres valeurs ? Pour Foucault, des hétérotopies seraient  « [...[des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l'institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d'utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l'on peut trouver à l'intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables ». (Foucault, Dits et écrits, IV, 1980-1988 :755)

 Cette notion d´hétérotopie en effet rejoint l´expérience de femme que nous avons dans nos réalités singulières et les possibilités de la dépasser en créant de nouvelles significations/ valeurs et surtout d´autres représentations sociales de l´humain au-delà des moules binaires. « Des lieux hors de tous lieux » sont créés lorsqu´on renverse des images , des valeurs,  lorsqu´on inaugure des sens,  des liens, des ruptures là où ils ne sont pas attendus.

Les femmes/féministes sont, donc, les sujets ex-centrique , celles qui s´appuient sur une expérience assignée, pour mieux la déjouer et déconstruire, celles qui sont dans un monde de significations, mais se situent en même temps au-delà de ses contours et de ses silences, en un mouvement de critique  qui renouvelle tout en renversement.

 Pour Luce Irigaray le mimétisme serait d´assumer délibérément le rôle historique désigné au féminin : jouer de la mimésis  «  c´est donc, pour une femme, tenter de retrouver le lieu de son exploitation par le discours, sans s´y laisser simplement réduire. » (Irigaray, 1977:74 ) Ainsi l´espace des féminismes se trouve-t-il  à la fois en dedans et au dehors d´une incontournable expérience du féminin, datée et localisée. [3]

Ainsi, des propositions radicales visant à re-penser de façon critique et transformatrice l’identité, à partir d’une subjectivité ancrée dans le genre, l’histoire et l’espace vécu, viennent-elles contrecarrer l’identité « femme » puisée dans le monde normatif et binaire des représentations sociales hégémoniques. L’expérience vécue du féminin serait le point de départ de l’éclatement identitaire de la catégorie "femme" elle-même, dont les expériences sont multiples et/ou contradictoires, constituées de façon plurielle. Il ne suffit cependant pas d’indiquer des variables – ethnie, âge, classe, préférence sexuelle – pour composer une identité multiple « femme ». Car cette multiplicité nommée ne rend pas compte de la construction fictive de l´identité, telle que pose Judith Butler :  «  […] To what extent do regulatory practices of gender formation and division constitute identity, the internal coherence of the subject, indeed, the self-identical status of the person? To what extent is ‘ identity’ a normative ideal status of the person?” (Butler ,1990:16)

Je parle ici , donc, d’un sujet qui, assujetti à son identité sociale la dépasse et devient ainsi un être en construction, en devenir, au cœur d’une poétique identitaire, entendue ici en tant que processus, mutation où les limites ne se traduisent que dans le passé, au fil d’une  cartographie de moi, au cœur même d´ une identité en transition. Nous avons ainsi l´expression de la base historique de l´expérience vécue et l´action qui l´a dépasse, la critique, un espace autre de mouvement et de production de «  moi »

L’auto représentation  ouvre ainsi la brèche, la fissure, à partir d’une expérience de « femme », d’un lieu de parole donné d’où je peux adhérer à un contre-imaginaire, lieu où le sexe ne serait plus LE socle identitaire. L’identité fluide du féminisme ne requiert aucune vision substantive du sujet, pour mettre en branle l’action politique. 

C’est une identité en construction, en mouvance, transitoire, une identité rétrospective, dont nous pouvons tracer les cartes. En fait,  elle indique la transition des mouvements de l´expérience ce que nous avons été et ne sommes plus ; ce que nous pensons avoir été, et dont la mémoire trace le dessin et choisit les faits.

De cette manière, la fluidité proposerait aux féminismes et aux féministes,  l’acceptation des contradictions et des discontinuités internes, en travaillant les incertitudes non pas comme des défaites, mais bien comme des traits constitutifs de l’être. (Braidotti, 1994 : 167). Du lieu de parole dont je parle, je suis un faisceau d’expériences qui font de moi un être au présent, mais jamais cristallisé dans une nature ou une fonction.

D’une certaine façon, l’identité nomade est la ré-invention du "moi" en tant que « l’Autre. » C’est l’espace du "moi".

Si nous arrivons à penser l’espace identitaire comme étant en liaison avec tous les espaces d’un « je » qui les critique, nomme ou reflète, nous aboutissons à une hétérotopie identitaire. Moi, en fluidité,  je suis une autre, au-delà de ce que et qui je parais ou de ce que je dis. Je suis l’espace de moi, migratoire, transitoire, dans cette cartographie qui me révèle et me nie. Je suis le miroir de moi, un lieu sans lieu, je suis en fait, l’hétérotopie de moi-même, l’espace autre où je puis re-créer mon être dans le monde, où les normes et les modèles n’ont pas de prise.

Sur l’image inversée du miroir, je vois l’imitation de « moi » en un « je » unifié, catégorisé, aussi illusoire que les dimensions qui s’ouvrent sur la superficie polie. Je suis cependant, fluide, et alors cette matérialité devient le reflet dans le miroir, car le « je » qui me regarde n’est pas moi. Car le « je », forgé par les valeurs et les normes historiques, par les théories et les discours du savoir, par les limites et les contraintes érigées en sexe et sexualité, ce n’est pas « moi » : c’est une image, un lieu de passage. L'identité transitoire  serait donc cela : une hétérotopie de « moi », un espace autre qui, connecté à tous les espaces d’où je parle et agis , ouvre le chemin vers la transformation.

Ce qui importe, surtout, pour cette création constante de moi, c´est l´assujettissement brisé face aux impositions sociales du « je ». La ré-citation des normes et des stéréotypes est ainsi inversée : au lieu de subir ses effets qui ré-créent les modèles et les images ancrés dans les relations humaines, j´invente de nouveaux mondes, je chante des refrains inconnus et échappe à la lourde matérialité venant de l´extérieur pour me fixer , pour me cristalliser; j´échappe aussi aux pièges tendus par moi même, où souvent je me fais enfermer. L´ espace de « moi » c´est la trajectoire que j´institue et qui me porte en pointillé, où  à chaque moment je suis  l´autre , la durée d´un soupir.

C´est l´espace de l´hétérotopie féministe, où l´action politique de résistance externe  se conjugue aux mes plis internes de mon dédoublement et de ma  transition.

 Il n’y a pas d’opposés, il y a des positions de sujet, il n’y a pas de binaire ou multiple, car il n’y a pas d’unités. Une identité ( dont on ne parle dorénavant qu´entre guillemets) en construction n’accepte pas un dess(e)in final, c’est une ébauche, où ce qui importe, c’est le mouvement, le changement.

Que deviendrons-nous, ancrées dans notre expérience de féministes et de femmes, cataloguées et classées en tant que telles ? D’abord, pas de représentations figées : le nomadisme ne comprend que la mouvance, le changement, la transformation, la critique, ce qui débute avec l’auto représentation sexuée et s’étend au social. Du « moi » au « nous », le changement au niveau des représentations est une transformation de l’imaginaire qui institue le monde, une stratégie politique qui vise les mécanismes mentaux constructeurs de l’être sexué et les pratiques sociales qui les objectivent, comme l’invention des corps sexués .

 Il ne cherche pas à expliquer le paradoxe d’une action qui agit pour annuler son but. Basée sur l’expérience de chaque femme, il s’agit d’une stratégie n’excluant pas les autres, et qui par la dissolution des représentations sociales identitaires femme / homme, aboutirait à la transformation du monde genré / sexué. Ouvert désormais aux personnes, à l´humain, dans sa diversité.

Il ne suffit pas de  penser le monde, encore faut-il être consciente qu´il est nécessaire de le transformer; les féminismes ne cessent pas de nous montrer que les relations sociales/sexuée ont été construites en hiérarchie et sur des principes illusoires. Et tout ce qui est construit peut être défait..

Que faisons-nous de nous-mêmes ? Autour de quelles valeurs construisons-nous nos images et nos rôles, en tant qu’être-dans-le-monde ? Quelle importance attribuons-nous aux choses et aux mots qui les définissent ? L’historicité des relations sociales / sexuelles montre que l’important se trouve là où nous le plaçons, qu’il s’agisse du genre, du sexe, ou de la sexualité. Pour changer un « régime de vérité », il faut changer les places, il faut bousculer les paradigmes pour mieux les dissoudre.

 L´hétérotopie féministe pourrait être  le lieu des femmes historiques et matérielles, créatrices du non-lieu des représentations sans référents, des images de l´humain qui déjouent le binaire, le naturel, les contraintes et le modelage des corps sexués, des pratiques sexuelles normatives, pour créer des espaces et des relations sociales  autres.

 L´hétérotopie féministe n´est pas une utopie : c´est la création de représentations inattendues de l´humain au-delà de l´ordre du signifiant binaire et sexué, dans les conditions concrètes de l´expérience d´un sujet à la fois agent et objet de son action : femme et féministe. Que deviendrait le pouvoir, si les valeurs sur lesquelles il se fonde, révélaient leurs sens fictifs, leur vacuité insensée ?

Références

Anzaldúa, Gloria. 1999. Bordelands, La frontera, The new mestiza, San Francisco, Aunt Lute Books, second edition

Braidotti, Rosi ( 1994) Nomadic subjects, Embodiment and sexual Difference in Contemporaty Feminist Theory, New York, Columbia University Press

Butler, Judith. (1990). Gender Trouble. Feminism and the Subversion of Identity , New York/London .  Routledge

Butler, Judith(1993) Bodies That Matter, NY , Routledge.

de Lauretis, Teresa (1987). Technologies of gender, essays on theory, film and fiction.   Bloomington, Indiana Univ. Press

de Lauretis, Teresa  . ( 1984) Alice Doesn’t, Feminism , Semiotics, Cinema, Bloomington, Indiana University Press

Delphy, Christine.(1970) « L´ennemi principal », Partisans, Paris, vol. 54-55. pp.157-172

Foucault, Michel.(1976) Histoire de la sexualité, la volonté de savoir, Paris, Gallimard  

Guillaumin, Colette. (1978) Pratique du pouvoir et idée de Nature, 2.Le discours de la Nature, Questions féministes,no3, mai, Paris, pags.5-28

Irigaray, Luce (1977) Ce sexe qui n´en est pas un, Paris,  les Éditions de Minuit

navarro-swain, tania (1999) Amazones brésiliennes ? Le discours du possible et de l´impossible, in Anita Caron (ed) Recherches qualitatives, vol 19, Université du Québec à Trois –Rivières, Québec.

Pateman, Carole (1988) The Sexual Contracts, Blackwell Publishers, traduzido para o  português em 1993. O Contrato sexual, São Paulo, Paz e Terra,

 Rich , Adrienne.( 1981) La contrainte à l'hétérosexualité et l'existence lesbienne, Nouvelles  Questions Féministes, Paris, mars , n01, pags.15-43

Spivak, Gayatri. 1994. Quem reivindica alteridade ? in Hollanda, Heloisa Buarque. Tendências e impasses- o feminismo como crítica da cultura, Rio de Janeiro, Rocco

 

Notice biographique :

tania navarro swain est professeure au Département d´Histoire de l´Université de Brasilia, docteure de l´Université de Paris III, Sorbonne. Elle a été professeure invitée, en 1997/98 à l´Université de Montréal-UdM, ainsi qu à l´Université du Québec à Montréal, à l`IREF- Institut de Recherches et Études Féministes. À la tête d´un cours d´études féministes en graduation , elle travaille en Théorie de l´histoire et Études Féministes en post-graduation. Parmi ses plus récentes publications:   “O que é o lesbianismo?” ( Qu´est-ce que le lesbianisme?), 2000 ; un numéro spécial  intitulé “ Feminismos: teorias e perspectivas” ( Féminismes: théories et perspectives) de la revue Textos de História, paru en 2002, outre des nombreux articles publiés dans des revues nationales et internationales. Elle a aussi crée et organisé la revue Labrys, Études Féministes avec son Groupe d´Études Féministes, GEFEM.



[1] Communication présentée au COLLOQUE INTERNATIONAL DE LA RECHERCHE FEMINISTE FRANCOPHONE RUPTURES, RESISTANCES ET UTOPIES TOULOUSE (France), 17-22 SEPTEMBRE 2002

[2] La perspective de Iris Young dans ce sens marque un jalon important pour les théories féministes : Gender as Seriality : Thinking about Women as a Social Collective, Rutt-Elle B. Joeres and Barabra Lasllet (ed)The Second Signs Reader, Feminist Scholarship, 1983-1996

[3] Rien à voir avec la “ neutralité » du positivisme et d´une « science » qui se veut « véritable » .Au contraire, c´est le domaine du doute et de l´indétermination  qui s´énonce, cependant, d´un lieu précis de parole et d´action